Hier après-midi, alors que j’étais tranquillement en train de deviser dans la cour avec Monsieur Bailly sur le grave sujet de la possibilité ou non de la montée du FC Sochaux Montbéliard en Ligue 1 l’année prochaine, une agitation inhabituelle a attiré notre attention dans un coin de la cour. Un petit groupe s’était formé autour de Ibrahim et Besmir qui en étaient venus aux mains après s’être échangés quelques noms d’oiseaux dans leurs langues respectives.
Il y a encore quelques temps, j’aurai vu, dans ce banal conflit, une discussion qui aurait mal tourné, un débat qui aurait dérapé. Un peu comme si j’avais attrapé M. Bailly par les cheveux et que j’avais insulté sa mère parce qu’il ne croyait pas aux chances de mon équipe favorite de revenir dans l’élite du football français.
Mais hier, dans cette bagarre d’élève, c’est toute la diplomatie internationale qui s’exprimait. Les deux ambassadeurs avaient perdu le contrôle.
Bien-sûr, là, maintenant, au moment où le ton est monté, il s’agissait de leurs mères les putes, ou d’aller se faire niquer sa race. Mais à un moment donné de la montée en pression de l’échange, pour eux, dans leurs petites têtes de CM1, il s’agissait du Kosovo et la Serbie. Ou de l’Albanie et de la Macédoine. Ou encore de la Serbie et de la Bosnie.
Même si la mèche est allumée par une banale dispute entre enfant, le feu est attisé par les relations internationales, par l’histoire récente. Et entre certains peuples, l'histoire est très récente, voire brulante, la mèche est très courte, et l’explosion souvent inévitable.
L’un et l’autre des protagonistes élevés dans la méfiance, bercés par des discours de haine, se doivent de réagir face à l’affront de l’ennemi.
La cour de récréation de notre école est devenue une carte de livre d’histoire. Un plan de l’ex-Yougoslavie avec des grosses flèches pour les déplacements des populations, des grosses étoiles pour les conflits armés et des pointillés pour ces récentes frontières pas encore cicatrisées. Et des couleurs différentes pour chaque peuple : kosovar, albanais, serbe, bosniaque, macédonien…
Quand les enfants se disputent, ils n’incriminent pas directement l’origine de l’autre. Mais c’est sous-jacent. Ou peut-être même inconscient. Et ils connaissent trop bien le discours des adultes de l’école sur ce sujet.
Les parents n’ont pas cette retenue. Surtout ceux qui ont quitté leur pays à cause d’un conflit.
Comme cette maman bosniaque, lors d’une réunion, qui refusait que ce soit une interprète serbe qui traduise ces propos et ceux des enseignants.
Comme ces parents qui désignent les enfants par leur origine :
- En classe, votre fille est à côté d’Alisja !
- C’est laquelle celle-là ? C’est l’albanaise ?
- Euh… peut-être…c’est pas…
- C’est celle qui est toujours avec une africaine ?
Malheureusement, il est souvent difficile de rétorquer qu’ils sont français, car plus d’un tiers des enfants l’école n’est pas né en France.
Et nous, les enseignants, là au milieu, avec nos messages clairs en bandoulière et nos discours sirupeux sur la différence et la tolérance, on a l’air de casque bleus impuissants coincés dans les tirs croisés d’un no man's land.
Pourtant, pour ces enfants-là, c’est à l’école, et nulle part ailleurs que se déconstruisent les préjugés. A coup de coopération, de projets, de sport et de multiples outils dont nous disposons. Et pour certains de ces gamins cela marchera.
- Il est sympa Akhmed pour un tchétchène.
- Ben finalement, tous les Serbes ne sont pas pareils.
- Au fait, elle est quoi Djeylana ? Kosovare ou albanaise ?
- On s’en fout !!!!