Le souffle court et la foulée chaotique, je déambule en trottinant dans les allées gravillonneuses du parc municipale. Ma tenue est à la mesure de mon style de course. Un T-shit large logo-typé Heineken et qui offre au vent de face une résistance non négligeable. Une paire de baskets bon marché qui me donne l'impression de courir à la kényane, c'est à dire pieds nus. Et un vieux short de foot, vestige d'une période sombre de mon adolescence où j'occupais mes dimanches après-midi, assis sur un banc de touche à regarder mes « copains » jouer au foot et se passer fort bien de ma présence sur le terrain.
J'en suis à mon neuvième tour du petit étang, espérant tomber dedans, me procurant ainsi une excuse valable pour rentrer plus tôt à la maison. J'aperçois alors M. Jeanti, mon collègue, venant à ma rencontre dans une foulée fluide, aérienne et décontractée. Il s'arrête vers moi dans un superbe dérapage qui projette des gravillons.
M. Jeanti : Tu te promènes ?
Moi : Ben, je cours, oui..
M. Jeanti : Oui,enfin, tu trottines. Tu fais du combien ?
Pourquoi il me demande ça ? Il a pitié de mon équipement ? Il veut me prêter son ancienne paire de baskets ? Lui, qui se pavane avec les dernières Mizuno Tempo LD, un collant moulant assortir à un maillot respirant flashy qui lui sied à la perfection.
Moi : Du 42 un tiers... pourquoi ?
M. Jeanti : Pas ta pointure, ta vitesse. Combien à l'heure ?
Moi : J'en sais rien. J'ai pas de compteur.
Il me montre alors son compteur. Une espèce de montre grosse comme un oignon jaune accrochée à son poignet. On dirait une protubérance maligne qui se serait greffé à on bras et qui jure avec l’aérodynamisme ambiant du reste de son équipement.
Il m'explique qu'il peut connaître sa vitesse, le nombre de calories qu'il brûle, sa fréquence cardiaque. Que là, il est à 74 bpm mais que tout à l'heure il avoisinera les 173 bpm quand il sprintera dans la côte du Bois-Vert. Que si son cœur dépasse les 187 bpm, sa montre géante l'avertit par un signale sonore pour qu'il lève le pied.
M. Jeanti : Et toi ?
Moi : Et moi quoi ?
M. Jeanti : Ta FC, ta VMA, tes BPM, tout ça ?
Moi : …
Et le voilà parti dans un laïus sur l'inconscience du sédentaire lambda qui se lance dans le sport sans aucune préparation. Il râle sur le gouvernement qui colle des défibrillateurs à tous les coins de rue alors qu'il ferait mieux de mettre une police du sport qui contrôlerait tous les mecs qui font du sport sauvage. Et il m'engueule presque en me signalant que mes pompes ne valent pas trois sous pour courir et que je risque une tendinite voire une entorse et que tout ça , ça sera encore le trou de la sécu qui se creusera.
Et moi, je ne dis rien. Je jette des coups d’œil à mon chronomètre que j'ai pris soin de ne pas arrêter. Je chasse quelques moucherons attirés par notre âpre odeur musquée. Je shoote dans quelques cailloux et vise involontairement les canards de l'étang.
Soudain nos occupations respectives sont interrompues par une alarme stridente. Par réflexe, je me bouche les oreilles et cherche du regard quel abruti a pu s'asseoir sur le capot d'une voiture de sport.
Ne trouvant rien, je reporte mon regard sur mon interlocuteur. Je le vois alors en train de s'acharner sur son gros oignon jaune d'où semble provenir ce bruit assourdissant.
Je comprends alors que c'est sa montre qui sonne. Le pauvre M. Jeanti a viré au rouge pivoine pendant son sermon et son cœur a sans doute dépassé les 187 bpm. Et là, il galère pour éteindre son engin du futur.
Les regards des curieux se dirigent rapidement vers notre duo. J'aimerais me faire tout petit. J'hésite entre sauter dans l'étang pour me cacher sous la vase... et pousser mon collègue dans l'étang... pour le cacher sous la vase. Je cherche une troisième solution quand soudain l'alarme s’interrompt.
Je me retourne. M. Jeanti est assis en tailleur sur le sol et il commence à adopter la position du lotus.
Moi : C'est le seul moyen de l'éteindre, ta montre ?
Il me fait comprendre qu'il ne peut pas parler et je le laisse à sa méditation en repartant en courant après lui avoir fait un petit signe de la main.
Le lendemain, à l'école. Il m'explique que sa conscience professionnelle ne peut pas me laisser préparer ma classe au cross des écoles. « Vu ton niveau de compétence dans ce domaine, ce serait un massacre ». Du coup on se met d'accord sur un échange de service. Je ferai arts visuels dans sa classe.
Sa conscience professionnelle va sûrement en prendre un coup quand il s'apercevra de mes compétences artistiques.