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5 juillet 2014 6 05 /07 /juillet /2014 06:45

Je suis dans ma classe. Il est 16h45. Je viens de remonter après avoir libéré mes élèves pour de grandes vacances.

Je fais mentalement le bilan de l’année écoulée. Une année de plus passée en un éclair. Des choses à refaire, et d’autres à éviter. Mon expérience se parfait au fil des années et chaque fois j’ai l’impression de découvrir d’autres faiblesses. C’est le propre de l’apprentissage. Des paliers à gravir et des obstacles qui apparaissent dès que les précédents ont été surmontés.

Et là, pendant que je jette machinalement un œil dans les casiers vides de mes élèves, comme une piqûre de rappel de l’année achevée, je découvre dans la table de Mehdi une escadrille d’avions en papier. Que dis-je, c’est une escadrille. C’est une escouade. Des dizaines de pliages bourrés dans le casier. Comme je suis pratiquement sûr qu’ils n’y étaient pas hier, car j’y avais recherché quelques romans manquants dans mes séries, je me dis que ce filou de Mehdi a pratiqué l’art de l’origami à mon insu pendant toute cette dernière journée alors que cette pratique consommatrice de papier, et donc d’arbres, est formellement interdite dans ma classe labellisée écolo.

La voilà ma faiblesse de l’année. Le manque de vigilance.

Le nombre de fois où le soir en faisant un tour dans la classe j’ai découvert ce qu’avaient vraiment fait mes élèves au lieu de travailler et de m’écouter.

Des boulettes de papiers encore imbibées de salive, vestiges d’une bataille acharnée entre deux ou trois îlots. Des casiers remplis de papiers de bonbons sûrement consommés en pleine classe. Des tags au marqueur indélébile sur le mobilier de la classe. Un début de feu de poubelle dans la cour pendant une récréation alors que seule ma classe était présente.

Et rien que cette dernière semaine, trois élèves qui me disent « Au revoir Maître, à demain » alors qu’ils viennent de vider leur casier pour partir en vacances. Et moi qui leur réponds en souriant, ravi de leur politesse, « A demain les enfants ! » parce qu’une fois de plus je n’ai rien vu.

Le voilà mon problème. La cécité.

Parce que, pendant qu’ils se balançaient des boulettes de papiers, qu’ils se goinfraient de bonbons, qu’ils s’exprimaient au marqueur sur le dossier de leurs chaises, qu’ils fabriquaient ces petits bracelets d’élastiques, qu’ils jetaient des allumettes dans la poubelle, qu’ils remplissaient leur sac de toutes leurs affaires d’école,… où étais-je moi ??

Là, juste là. A quelques mètres. Quelques centimètres parfois. Devant eux. Tout près. Sans jamais les voir.

Je repense alors au nombre incalculable de fois où, ravi d’en surprendre un en plein délit, j’ai dit : « Il ne faut pas me prendre pour un imbécile. Je vois tout, moi ! ».

En fait, je ne vois pas grand-chose. A peine le dixième du quart du commencement d’un de leur coup fourré. C’est-à-dire, rien du tout.

L’année prochaine, c’est décidé, j’emploie les grands moyens pour ne rien louper de ce qui risque de se passer à mon insu dans ma propre classe. Les rétroviseurs au tableau, les caméras de surveillance à chaque coin du plafond. Sans le savoir, les élèves qui ont été désignés pour être dans ma classe vont, dès la rentrée, entrer dans le Loft 3. L’œil qui cligne en permanence dans le salon, ce sera moi. Et pas question de cligner. Je ne veux rien louper. De ce qui se passera dans leur main quand elles ne seront pas sur la table à ce qui arrivera dans la piscine quand le chlore ne sera pas venu à bout de tous les phéromones. Je veux tout voir.

En descendant l’escalier, chargé de toutes mes affaires, je décide déjà de commencer par un rendez-vous chez l’ophtalmo. Je me dis aussi que l’an prochain, le nouveau TBI installé dans ma classe me procurera une autre façon de travailler, libérant de mon temps à plus de vigilance.

En passant devant le bureau de Directrice, je lui lance un chaleureux « Bonnes vacances » qu’elle me renvoie aussitôt sans lever la tête de sa paperasse.

Puis, c’est quand j’ai la main sur la poignée de la porte qu’elle me rappelle.

Je me présente dans l’encadrement de sa porte et cette fois, elle daigne lever la tête.

- Au fait, j’ai oublié de te dire. Pour le TBI à la rentrée, c’est mort.

- Mort…

- Oui ! Mort, kaput, fichu…

- Kaput…

- Ben oui. Je me suis trompé. En fait, c’est dans le budget 2015. T’inquiète, tu l’auras à la rentrée suivante. Bonnes vacances.

Et elle retourne à sa paperasse.

Je reste sur le pas de la porte et je la regarde. En tout cas, j’essaie de la voir vraiment. J’essaie de me souvenir de ses paroles il y a quelques semaines juste avant la réunion de répartition des classes aux enseignants.

- Ecoute Tèv. Je te propose un truc. Si tu ne fais pas de vague à la réunion et que tu gardes docilement ton CM2, j’attribue le TBI à ta classe.

Et moi, j’y ai cru. Je n’avais rien vu venir de cette combine terrifiante. Tel un pantin désarticulé et aveugle, je me suis laissé guider par les ficelles de Directrice.

L’ophtalmo sera impuissant devant une telle cécité. L’année prochaine, il faudra que j’aie, au minimum, une canne blanche et un chien pour slalomer entre les coups en douce de mes élèves et les coups fumeux de Directrice.

Abattu par cette désillusion, je me dirige à tâtons dans l’obscurité de l’école en direction de la lumière au fond du couloir. La lumière des vacances.

Cécité

Ps : Merci à tous pour les propositions de titres. J'en ai transmis quelques uns à l'éditeur qui m'a avoué en trouver certains très bien. C'était il y a 2 semaines. Depuis, plus de nouvelles. Gardons espoir. Merci encore.

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commentaires

J
Oh m...<br /> Bon, t'y penseras à la rentrée. En attendant... BONNES VACANCES !!!
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